[Cinéma] Un thème, deux films, deux idéologies

Comme annoncé dans mon dernier billet, je me lance dans la « critique » de films. J’ai pris la précaution d’expliquer à quel point cet exercice est périlleux pour moi, tant je suis sceptique quant à ma propre crédibilité dans ce domaine. Je ne me lancerai donc pas dans une analyse filmique rigoureuse, d’autres le font bien mieux que moi (encore une fois je vous renvoie au super boulot du Cinéma de Durendal, du Fossoyeur de films et de Monsieur3D). J’ai dû voir 400 films à tout péter et mes lacunes sont encore immenses, j’espère donc que vous me pardonnerez de passer très rapidement sur les aspects de mise en scène, photographie, montage, etc…

Ces précautions étant prises, laissez-moi vous présenter le thème de ce billet : la pédophilie au cinéma.

Revenez.

On le voit une fois de plus avec l’ouverture du procès Heaulme, comme ce fut le cas avec l’affaire Dutroux, Patrick Dills ou Outreau, c’est un thème qui fait régulièrement la une des journaux et l’ouverture des JT. Étonnement, ce qui constitue l’un des crimes les plus abjects ne sert, à ma connaissance, que très rarement de thème de base pour des films. La violence, la guerre, le meurtre et même le viol (dans une moindre mesure) ont été traités avec des centaines d’approches différentes et sont au cœur de nombreuses œuvres depuis bien longtemps.

Il se trouve que j’ai regardé par hasard deux films centrés sur la pédophilie au mois de février :

– Hard Candy (2005), film américain de David Slade avec Ellen Page dans le rôle principal.

– Jagten (2012) (The Hunt en Anglais, La chasse en Français), film suédo-danois de Thomas Vinterberg avec Mads Mikkelsen dans le rôle principal.

Avant de vous faire un petit résumé de chaque film, je préfère vous prévenir que je vais devoir révéler des éléments de l’intrigue pour exposer mon raisonnement (surtout pour Hard Candy, je ferai de mon mieux pour ne pas vous « spoiler » Jagten).

 

Hard Candy

Jeff, photographe de mode trentenaire et bien propre sur lui, drague Haley, adolescente un peu garçon manqué sur les bords, qui répond à ses avances sur un chat en ligne. Ils se rencontrent dans un café avant que Jeff ne la ramène dans sa luxueuse villa. S’ensuit une drague mutuelle dans une ambiance assez malsaine et dérangeante (tu m’étonnes). Haley refuse par précaution une boisson préparée par Jeff et propose de s’en charger. Celle que l’on croyait être la proie s’avère être en réalité le prédateur : elle drogue Jeff et ce dernier se réveille quelques heures plus tard ligoté à une chaise. On comprend alors que tout n’était qu’un plan d’Haley pour le coincer. Ce rebondissement ayant lieu dans les 10 premières minutes, la majeure partie du film consiste alors en une longue séance de torture. Je ne vous exposerai pas les détails, mais la jeune Haley va jouer du bistouri. Elle finira par trouver des preuves et lui arrachera l’aveu qu’il est responsable de la disparition d’une adolescente et qu’il ne s’est jamais remis de sa rupture avec Janelle, son premier amour. Haley a contacté cette dernière, qui est en route pour la maison de Jeff. Elle lui propose alors deux issues : soit il se pend et elle fera disparaître les preuves, soit elle divulgue les preuves à la police et surtout à Janelle. Un dernier petit rebondissement concernant le meurtre de l’adolescente et Jeff choisit la pendaison. Haley s’enfuit de la maison en laissant les preuves en évidence alors que Janelle arrive.

 

 

Jagten


Lukas, ancien prof divorcé et ne voyant que très rarement son fils, a retrouvé un travail d’assistant à l’école maternelle de son petit village. Il est adoré par les enfants, qui semblent être le seul rayon de soleil dans son quotidien triste et solitaire. Il a créé des liens très forts avec la petite Klara, fille de son ami d’enfance Theo. Le village forme une petite communauté très soudée, relativement jeune. Un jour où Lukas joue avec les enfants, il repousse un peu sèchement Klara qui se montrait un peu trop affective avec lui. Frustrée et manifestement bouleversée par ce qu’elle voit comme un rejet, elle accuse Lukas d’attouchements avec ses mots d’enfant auprès de la directrice. Cette dernière, après avoir demandé l’aide d’un psychologue pour interroger Klara, décide de suspendre Lukas et de prévenir les autorités. Lukas crie évidemment son innocence mais sera embarqué par la police dans les heures suivantes pour être placé en garde à vue. Après sa nuit en cellule, il est relâché. Trop tard, la nouvelle s’est immédiatement répandue dans le village et Lukas et son fils deviendront la cible de nombreux actes de malveillance au mieux, et au pire d’attaques physiques et morales menées par les membres de la communauté, Theo en tête. Voyant le sort réservé à Lukas, Klara tentera en vain d’expliquer à ses parents qu’elle a menti.

 

J’arrête ici le résumé, j’ai volontairement laissé de côté de nombreuses péripéties et le dénouement.

 

 

Les deux films ont disposé d’un budget relativement faible, et une fois n’est pas coutume, c’est la production américaine qui a coûté le moins cher : un peu moins d’un million de dollars contre près de quatre millions pour Jagten. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’un tel sujet ne pouvait décemment pas être soutenu par de grosses productions et que donc les deux œuvres sont les fruits de volontés fortes de leurs auteurs de faire leurs films coûte que coûte, mais je ne suis pas loin de le penser. Le traitement des deux films fait l’objet d’un tel antagonisme que l’idéologie de leurs créateurs n’en est que plus flagrante.

Laissez-moi vous expliquer ce que j’entends par là.

Hard Candy est un fantasme, la représentation d’une idée que l’on entend énormément à chaque cas de pédophilie : le traitement que l’on ferait subir au coupable. Qui n’a pas entendu, et je n’ose pas dire penser, « les pédophiles, faudrait leur couper les couilles et les pendre ». Le film pousse l’idée jusqu’à l’inversion du rapport proie/prédateur, donnant à la jeune Haley la responsabilité de l’application de la peine en question.

Jagten pourrait être l’illustration d’un autre de ces lieux communs : « et si ta fille était victime d’un pédophile, t’aurais pas envie de le massacrer ? » Sauf que non, Jagten est bien plus subtil que ça. C’est effectivement ce qui motive Theo, le père de Klara, mais le film ayant très clairement établi l’innocence de Lukas, cette motivation est vécue comme une effroyable injustice. Pour autant, et c’est ce qui fait la puissance du film, à aucun moment le réalisateur ne donne le mauvais rôle aux agresseurs de Lukas. Bien au contraire, il montre une réaction logique, attendue, compréhensible (mais pas pour autant excusable) et c’est ce qui rend le film aussi fort. Dans Jagten, il n’y a pas de véritable « méchant » et le spectateur ressent de l’empathie pour tous les personnages : il ne peut pas en vouloir à Lukas, victime d’une terrible injustice ; il ne peut pas en vouloir aux membres de la communauté tant il comprend leurs motivations en se mettant à leur place ; il ne peut pas en vouloir à la directrice d’école, qui a sans doute pris la décision qui s’imposait en retirant le loup de la bergerie de manière préventive ; et surtout, personne ne peut en vouloir à Klara d’avoir menti tant les évènements la dépassent. Le film se « contente » d’illustrer une situation cauchemardesque, une application de la théorie du chaos qui veut qu’un évènement minime (un petit mensonge) peut avoir des répercussions gigantesques. Tous les personnages font des mauvais choix, même Lukas qui ne pense pas à protéger son fils et n’adopte peut-être pas la meilleure attitude.

Au contraire, tout est très simple dans Hard Candy. Dès la première scène, les rôles sont distribués : Jeff est coupable, Haley est la victime. Et quand la victime prend le dessus sur son bourreau au début du film, on comprend qu’elle parviendra à le faire tomber. Reste à savoir comment. Le rôle d’Haley n’est pas éloigné de celui d’une super-héroïne : elle va se charger elle-même de résoudre une situation sur laquelle les autorités se sont cassé les dents. Elle va donc endosser TOUS les rôles : appât, enquêteuse, flic, juge et bourreau (tiens, y a pas de féminin à bourreau ?), avec un courage qui ressemble plutôt à de l’inconscience : se jeter dans la gueule du loup, même en ayant prévu son coup, sans alerter personne, c’est vraiment pas ce que je recommanderais à mes jeunes lectrices ! C’est ce qui à mon sens fait que le film tient du fantasme : il y a un côté jouissif pour le spectateur à voir une jeune adolescente se venger d’un pédophile. Voilà, j’ai écrit  le mot : venger. Le film entier se base sur l’idée que la Justice est beaucoup trop laxiste avec ces criminels et l’on se prend à rêver d’une sentence que l’on estime exemplaire. C’est le cœur même de l’un des combats favoris du Front National : le rétablissement de la peine de mort pour les assassins et les violeurs d’enfants (oui, pour vous je suis allé consulter le site du FN… c’est dire ce que je suis prêt à faire pour me documenter).

Jagten expose au contraire une réalité mille fois plus complexe, et au lieu de reprendre l’idée de laxisme au premier degré, il propose au spectateur de s’interroger sur cette dernière, de pondérer ce qu’il pourrait penser spontanément. Contrairement à Hard Candy, la vengeance y est montrée comme l’essence du problème, là où l’on voudrait désespérément de la justice.

Haley a toutes les occasions d’avertir la police mais ne le fait pas, préférant l’assurance de la mort de Jeff. Lukas crie son innocence et semble être entendu par les autorités, mais pas par la communauté.

Jagten va même toucher une autre idée, peut-être controversée, que les enfants ne disent pas toujours la vérité. Là encore, le film n’apporte pas de réponse simple à des problèmes complexes.

C’est bien là la différence fondamentale entre les deux films : Jagten propose des questions, Hard Candy apporte des réponses.

Et comme toujours, lorsque l’on propose des réponses simples à des problèmes complexes, on dit des conneries. Hard Candy n’est pas un mauvais film, mais c’est un film mauvais. Mauvais dans son fond, mauvais dans ses motivations. Il suit un vieux fantasme populiste qui veut que la Justice impuissante et laxiste est heureusement compensée par la détermination d’un individu. Au final tout le monde est content : le criminel est mort et la police trouvera les indices sur la disparition de l’adolescente. Personne ne saura jamais rien de l’implication d’Haley. Cela ne peut pas et ne doit pas être satisfaisant. Ce cas de figure bafoue toutes les règles d’une société équilibrée, qui doit assurer la justice et réfréner les velléités de vengeance. Les aveux et preuves obtenus sous la torture par des flics suffiraient à faire sauter la procédure (rappelez-vous l’Inspecteur Harry, autre film avec une forte idéologie populiste). De même, l’entretien de la directrice et du psychologue avec Klara pour lui faire répéter ces accusations peut paraître limite du point de vue éthique.

Le vrai thème des deux films n’est en vérité pas la pédophilie, mais le traitement que l’on réserve aux pédophiles. Jagten montre les dangers de ne pas respecter la présomption d’innocenceCe principe figurait déjà dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (« tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable… ») et on le retrouve depuis 2000 dans le code de procédure pénale, mais aussi dans le code civil. Cependant ce principe fondamental semble avoir du mal à entrer dans l’inconscient collectif : Nicolas Sarkozy lui-même ne versait-il pas dans la présomption de culpabilité lors de l’arrestation d’Ivan Colonna ?

Hard Candy ne se pose même pas la question et poursuit sa course folle : à quoi bon respecter la présomption d’innocence quand on sait pertinemment que le mec est coupable ? Eh bien allez dire ça à Patrick Dills, qui a passé 15 ans à l’ombre pour un crime qu’il n’a pas commis. Pourtant tout l’accablait, il a même avoué (bon, sous les coups et la pression des flics, mais un aveu c’est un aveu, non ? Bah non). Autant dire que si les idées du FN avaient été appliquées, le pauvre gars ne serait plus de ce monde.

Je ne peux que vous conseiller mille fois de voir Jagten, film intelligent, subtil, qui vous fera réfléchir et qui vous scotchera à votre fauteuil tant la tension et le malaise vous tiendront en haleine jusqu’à la fin. Hard Candy est un film mauvais qui annihilera tout début de réflexion pour flatter des fantasmes impulsifs.